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L'univers de l'Espace
Reine de Saba











Ryszard Kapuscinski : Le Négus, le Shah

Deux nouvelles éditions chez Flammarion en juin 2010

On nous a envoyé cet article et commentaires de Rue 89...

Nos propos : nous, on aime les livres de Ryszard Kapuscinski ! alors que cet homme est "passé sur l’autre rive" en quasi silence, en France (rare sont ceux qui le connaissent), nous sommes ravis de la publication en juin 2010 ce ces deux ouvrages : "le Négus" et le "Shah", chez Flammarion, tous deux traduits du polonais par Véronique Patte. (prix public 17€)

Pour tout journaliste rêvant de parcourir le monde, le nom de Ryszard Kapuscinski a une dimension quasi-mythique. Le mythe est aujourd’hui menacé de se fissurer avec la publication, en Pologne, d’une biographie du grand reporter mort en 2007, et que sa veuve a vainement tenté de bloquer.

Le hasard a fait que deux des livres les plus célèbres de Kapuscinski viennent d’être réédités en France par Flammarion dans de nouvelles traductions. Son légendaire « Negus », le récit de la chute en 1975 de l’empereur d’Ethiopie Hailé Sélassié, et « Le Shah », récit de la chute d’un autre monarque despotique, cette fois en Iran en 1979. Deux superbes exemples de récits journalistiques au long cours qui ont fait rêver des générations de reporters en herbe.

Le problème est que le personnage de Ryszard Kapuscinski est aujourd’hui au cœur d’une polémique dont une partie est désormais classique à l’Est -ses liens supposés avec le régime communiste polonais et ses services de sécurité-, mais une autre plus dérangeante, portant sur les pratiques journalistiques de l’auteur.

Kapuscinski, informateur des services de renseignements « Kapuscinski Non-Fiction », de Artur Domoslawski, est une biographie sans complaisance, écrite par un proche de Kapuscinski, journaliste au quotidien Gazeta Wyborcza, qui a, de surcroît, eu toutes les facilités d’accès à ses archives par sa veuve. Mais celle-ci a tenté de s’opposer à sa parution en raison de l’accusation, étayée par les archives officielles polonaises, de la collaboration supposée de Ryszard Kapuscinski avec les services de renseignements de l’époque communiste.

La polémique rappelle celle qui a poursuivi l’écrivain tchèque exilé Milan Kundera après la découverte d’un document d’archives lui attribuant un rôle d’informateur épisodique des services secrets communistes alors qu’il travaillait pour l’agence officielle polonaise PAP. Comme dans le cas tchèque, la polémique divise les Polonais d’aujourd’hui.

Piotr Semka, éditorialiste du quotidien de droite Rzeczpospolita, cité dans une revue de presse traduite par Courrier international dénonce Ryszard Kapuscinski comme agent des services secrets communistes et un membre loyal du Parti, et accuse Domaslawski de faire preuve de trop grande indulgence vis-à-vis de son sujet.

Toujours selon Courrier, l’hebdomadaire Newsweek Polska est plus nuancé. Il observe que de nombreux lecteurs ne peuvent pas se souvenir des années 60, car trop jeunes :

« C’était un monde où il n’y avait pas d’alternative à la réalité communiste, où il fallait s’arranger avec le pouvoir pour survivre.

Dans ce monde, le pouvoir flirtait avec l’intelligentsia pour mieux l’aspirer, millimètre par millimètre, et pour la propulser sur son orbite à coup de privilèges, en lui faisant signer un pacte avec le diable pour contrôler son âme.

Cela dit, au nom de la vérité, il faut le dire. N’oublions rien, mais nous ne stigmatisons personne. Nos lecteurs ont le droit de connaître les faits. »

Des libertés avec la réalité L’autre grand élément à charge retenu par le biographe de Kapuscinski est son rapport ambigu avec la réalité. Cité par le Monde, Domaslawski dit joliment :

« Je préfère placer ses œuvres les plus célèbres, comme “Le Négus” et “Le Shah”, sur l’étagère de la littérature. »

Gênant pour un journaliste, évidemment, même si, avec le recul du temps et avec le talent d’écriture de l’auteur, ses livres se lisent effectivement comme des romans ayant comme toile de fond la réalité.

Le biographe, qui est retourné sur les traces de Kapuscinski, ajoute :

« Il ne faut pas l’accuser de mensonges ou de distorsions. Il s’agit de textes dont la matière est réunie de façon journalistique, car Kapuscinski était fantastiquement informé, mais dont la fabrication repose plus sur un souci d’expérimentation, et non de précision factuelle. C’est vrai que certains de ses interlocuteurs y parlent un langage baroque que personne n’utilise. »

Un peu agent communiste, un peu bidonneur… Ryszard Kapuscinski n’est pas le modèle du journaliste baroudeur sans peur et sans reproche de sa mythologie. Cela n’enlève rien au plaisir que l’on aura à lire, ou relire, ses grands classiques, avec cette petite alerte mentale sur le fait que ce ne sont pas des livres d’histoire.

Pour la bonne bouche, un aperçu de l’écriture de Kapuscinski, dans « le Negus », premières paroles d’un ancien serviteur de l’empereur d’Ethiopie :

« C’était un chiot de race japonaise. Il s’appelait Lulu. Il avait l’autorisation de dormir dans la couche royale. Pendant les cérémonies, il s’échappait des genoux de l’empereur et allait pisser sur les souliers des dignitaires. Ces messieurs n’avaient pas le droit de sourciller ni de faire le moindre geste quand ils sentaient leurs pieds s’imbiber d’urine.

Mon rôle consistait à passer entre les courtisans au garde-à-vous et à essuyer leurs chaussures. Un chiffon de satin était affecté à cette tâche. J’ai assumé cette fonction pendant 10 ans. »

Photo : Ryszard Kapuscinski dans sa maison à Varsovie en 2006 (Peter Andrews/Reuters)

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